Le Sourceur et les matières premières

« Après s’être repu d’or, le monde eut faim de sucre, mais le sucre consommait lui-même des esclaves. L’épuisement des mines – précédé d’ailleurs par la dévastation des forêts donnant le combustible aux creusets – l’abolition de l’esclavage, enfin une demande mondiale croissante orientent São Paulo et son port Santos vers le café. De jaune, puis blanc, l’or est devenu noir. Mais, malgré ces transformations qui ont fait de Santos un des centres de commerce international, le site reste d’une secrète beauté… »

« Je voudrais avoir vécu au temps des vrais voyages, quand s’offrait dans toute sa splendeur un spectacle non encore gâché, contaminé et maudit. »

Ces citations sont issues de Tristes Tropiques (1955) de Claude Lévis Strauss. Ethnographe reconnu, il témoigne d’un monde en profonde mutation, avec un certain désabusement. 

Oui. Je comprends le désarroi de Lévis Strauss devant les conséquences des grandes découvertes. Malgré tout, elles me fascinent, je l’avoue. Il en fallait une tonne de courage et de témérité pour s’aventurer ainsi dans des endroits reculés sans jamais avoir aucune certitude. Que cela devait être excitant pour les esprits aventureux. Je pense à Humboldt également, dont j’ai dévoré la biographie*, qui toute sa vie a tenté de comprendre la Nature et de transmettre ses hypothèses sur ce monde merveilleux où tout est interconnecté. 

Et aujourd’hui, nous nous trouvons dans notre monde moderne dans lequel il semble que tout ait été découvert. Peu de terres restent secrètes, inexplorées voire inexploitées… 

Et pourtant, le rêve demeure ainsi que la fascination.  

Voyages, rencontres, matières premières, senteurs, aventure et développement de projets durables : voilà en quelques mots le cadre d’un métier qui s’inscrit dans ce monde désorganisé ayant perdu ses repères et qui, justement, a fortement besoin d’un retour aux sources.

Dans cet article, je vous propose de découvrir ce métier fascinant de sourceur qu’exerce Stéphane Piquart

Je savais que le Trek des Essentielles me mènerait à sa rencontre. Mais avant de vous présenter l’interview que j’ai eu la chance de réaliser avec lui, laissez-moi vous donner les grandes lignes de son métier.  

Sourceur : un voyage vers les matières premières 

Etre sourceur c’est aller à la source des matières premières. 

Sous la marque Behave, qu’il a créée en 1999 pour le développement de la filière santal australien, Stéphane recherche de nouvelles matières premières principalement destinées à la parfumerie. 

Stéphane Piquart Le Sourceur
Stéphane Piquart à droite – Credit Photo #DanielSerre (Jangal production videos et photos)

A la recherche de matières premières 

Rechercher des nouvelles matières premières ne se fait pas en restant dans son fauteuil bien au chaud dans son salon. Cela nécessite de se déplacer, d’aller voir, de découvrir. Il faut de l’énergie, de l’implication et beaucoup de passion. Et bien sûr, du respect, de l’intérêt et beaucoup de curiosité envers l’endroit du globe où l’on se rend (en tout cas, c’est comme cela que je vois le truc…).

La préparation du voyage

Avant chaque départ, Stéphane étudie un ensemble de paramètres pour préparer au mieux son voyage :

  • l’histoire du pays, 
  • les plantes endémiques,
  • les plantes autrefois endémiques mais aujourd’hui disparues,
  • les explorateurs qui découvrirent le pays et quelles traces en subsistent,
  • Et évidemment les matières que l’on y trouve. 

Ce qui intéresse particulièrement Stéphane dans ce travail préparatoire est l’idée de connexion avec les hommes et femmes qui vivent sur place, pouvoir avoir un échange basé sur une compréhension mutuelle et animé d’un profond respect. Avoir ces clés pour échanger, découvrir, apprendre des populations locales permettra à Stéphane non seulement de gagner du temps une fois sur place mais aussi, à terme, de les soutenir dans la conservation et la préservation de leurs traditions et cultures.

Stéphane met un point d’honneur à travailler sur l’endémisme. Avoir toujours à l’esprit le maintien ou la reconnexion des Hommes avec leurs plantes ancestrales (cela n’aurait en effet aucun sens de cultiver sous serre une vanille dans le sud de la France lorsque son pays d’origine est tropical mais bon, on ne sait jamais, l’homme est capable de toutes les absurdités … A propos de vanille, voir mon article ici). 

Noble tâche. 

Stéphane Piquart
Stephane Piquart, les mains dans la rose – Credit Photo #DanielSerre (Jangal production videos et photos)

Voyage en terre inconnue 

Sur place, Stéphane s’appuie sur les botanistes locaux. Qui mieux qu’eux pourront guider Stéphane à la recherche des matières ? Stéphane est toujours prêt à faire un détour pour découvrir des odeurs potentielles. 

Cette partie du voyage est la plus belle et la plus exaltante pour lui. 

En effet, un voyage, aussi bien préparé qu’il soit, est toujours une suite d’imprévus, de rencontres opportunes, ou non, d’échanges de bons tuyaux qui construisent un puzzle. Aucune piste ne peut être écartée au risque de passer à côté, si ce n’est de la perle rare, de moments magiques et cocasses. 

Je me réfère ici par exemple à cette « pierre d’afrique », ou « hyraceum », odeur animale très recherchée en parfumerie qui n’est autre que le pipi fossilisé du Daman du Cap (Procavia capensis). Néanmoins, trop rare, trop cher, la découverte de cette odeur aura laissé à Stéphane le souvenir d’une drôle de rencontre. 

« Pierre d’Afrique : une note animale repoussante et addictive : notes fécales, facettes urine et plis de l’aisne. Ca rappelle la sauce à nem ou les draps humides après l’amour ».

Namibie par Stéphane Piquart


Journal d’un anosmique 

Il faut donc faire preuve d’une grande ouverture d’esprit et d’adaptabilité pour s’ouvrir à ces chemins des possibles. Car un chemin hors des sentiers battus, ou hors de ceux préalablement prévus, peut mener à la découverte d’une matière qui demain enrichira la palette des parfumeurs. 

Selon Stéphane, le plus dur n’est pas de trouver des plantes (environ 400 000 matières seraient encore à découvrir d’après lui) mais plutôt de référencer un nouveau produit pour un usage possible en parfumerie. 

Voyons de plus près.

Organisation de la filière autour de la matière première. 

La découverte de la matière première. 

Lorsqu’une nouvelle matière est découverte et susceptible d’être intéressante commence alors un processus qui durera de 3 à 5 ans. 

Dans un premier temps, il est indispensable de vérifier qu’il y aura suffisamment de matière pour les parfumeurs. En effet, selon la quantité potentielle, les débouchés seront évidemment différents, et les échelles de répartition également. Et puis il ne faut pas oublier que le but est absolument de ne pas surexploiter la ressource !

Recensement et estimation de la matière première 

Tout un labeur de recensement débute alors. Avant de pouvoir estimer une quantité potentielle, il faut de manière tout à fait pragmatique géolocaliser les arbres ou les plantes à l’origine de cette matière. 

Stéphane Piquart le Sourceur
Stéphane Piquart toujours en train de suiffer 🙂 Credit Photo #DanielSerre (Jangal production videos et photos)
Exemple de l’élémi (Canarium luzonicum) de Madagascar

L’élémi est une résine que Stéphane a découvert à Madagascar. Des incisions sont réalisées pour estimer la gomme que le tronc exsude et ainsi obtenir une idée du rendement de l’arbre. Mais… une incision est une plaie ouverte (en gros, cela revient à vous trancher la peau pour faire couler le sang…ça fait réfléchir d’un coup !). C’est pourquoi l’arbre incisé libère une résine : pour cicatriser la plaie (c’est comme nos plaquettes qui viendront colmater la plaie). Par conséquent, il est absolument impératif de connaître le temps de guérison du tronc. Il faut bien que l’arbre ait le temps de se régénérer ! Si l’on se place dans cette optique de valorisation de la matière première et de non-surexploitation, il est donc in-dis-pen-sa-ble de ne pas épuiser la ressource à moyen et long terme.

Ce travail de longue haleine se déroule sur plusieurs saisons. Au bout de ce laps de temps, un estimatif de volume est obtenu. Selon cette quantité estimée, il sera alors plus aisé pour Stéphane de proposer la matière de manière ciblée. 

Exemple du piri-piri (Cyperus articulatus) du Pérou

Sourcé par Stéphane, cette racine de roseau provenant tout droit du Pérou a un tout petit rendement. Toute matière dont le volume serait inférieur à 100 kg par an ne pourra pas être proposée aux grandes maisons de parfumerie (qui ont besoin de gros volumes). En l’occurrence, le rendement du piri-piri est d’environ 10 à 20 kg/an.  Stéphane le propose alors aux marchés de niche et se dirige plutôt vers les parfumeurs indépendants.  

Le piri-piri a des notes de fond boisées, terreuses, racineuses. Il est très puissant. Son rendement est faible mais heureusement, il en faut peu !

Katell Plisson, parfumeure naturelle (dont j’aurai le plaisir de vous parler prochainement) dit du piri-piri qu’il est : 

« très facetté, boisé, épicé et fruité, il donne du sillage, du caractère et de la profondeur ».

Exemple de la fleur, matière difficile à sourcer

Selon Stéphane, il est extrêmement complexe de sourcer une nouvelle fleur. Pourquoi ? Les quantités requises et nécessaires pour obtenir un minimum de volume sont gigantesques. 

Le néroli, vous connaissez ? La fleur de l’oranger amer. Matière très précieuse alors même que l’oranger amer n’est pas un arbre rare. Mais une tonne de fleurs est nécessaire pour obtenir de 1,1 kg à 1,3 kg d’huile essentielle de néroli. Vous imaginez donc la quantité d’une potentielle nouvelle fleur pour obtenir un rendement intéressant ? 

Pourtant, il y en a des fleurs qui sentent divinement bon : la fleur de caféier, de papayer, du baobab…

Assurer la durabilité de la filière

Il s’agit de la partie la plus compliquée. Et il est indispensable de faire preuve de patience et d’avoir conscience du temps nécessaire à sa réalisation. 

En plus de tout le processus d’estimation du volume potentiel de la matière première, assurer aux populations locales une filière sûre et rentable est un objectif fondamental. Cette durabilité passe donc par la pérennité et la continuité de la matière pour les générations futures. 

Stéphane Piquart gousse de vanille verte
Stéphane Piquart avec une gousse de vanille verte – Credit Photo #DanielSerre (Jangal production videos et photos)
Responsabilité sociale envers les populations locales. 

Stéphane prend à cœur la responsabilité sociale qu’il a envers les populations locales. 

Un des critères fondamentaux est de permettre aux populations locales qui vivent de la récolte et de la culture d’avoir la maîtrise complète sur toute la chaîne de production

Ce concept « de la culture à la distillation sur place » permet une plus grande valeur ajoutée qui leur octroie un revenu plus juste. Cette équité permet évidemment de s’attacher la fidélité des populations qui comprennent ainsi l’intérêt de la préservation de la matière première. En échange d’un retour juste et équitable, les populations protègent et gèrent durablement leur ressource. Donnant-donnant.

Pour y arriver, Stéphane insiste sur l’importance du partage du savoir-faire : le partager revient à développer l’autonomie des autochtones dans le traitement des matières tout en leur assurant une véritable maîtrise de la chaîne pour une meilleure rétribution (j’ai déjà évoqué cet exemple de partage du savoir-faire ici : transfert du procédé de Jean-François Arnaudo au sujet de la vanille verte). 

Prenons un petit exemple : la fleur de baobab qui sent divinement bon (enfin, moi, je n’ai jamais eu l’occasion de la sentir même si le baobab me fascine). Stéphane a préféré apporter une solution locale en proposant de macérer ces fleurs dans l’huile végétale de baobab. Cela donne aux locaux une source supplémentaire potentielle de revenus. Et il faudrait tellement de fleurs de baobab pour en faire un produit rentable qu’il est bien plus intéressant qu’elle reste locale mais source de revenus également. 

ONG et associations locales : un soutien primordial

On peut aisément imaginer que les réglementations relatives à l’exploitation d’une matière varieront d’un pays à l’autre. C’est pourquoi, il est fondamental de pouvoir s’appuyer sur les ONG ou associations locales pour la bonne réussite du projet.

Sur place, les ONG peuvent s’assurer que tous les processus administratifs et réglementaires autant que les processus liés aux cultures, récoltes et transformations soient respectés. Elles forment un lien nécessaire entre Stéphane et les populations tout en veillant à ce que tout le développement se déroule adéquatement. 

Filière du piri-piri au Pérou

Reprenons l’exemple du piri-piri pour illustrer mes propos. 

Au départ, Stéphane s’est appuyé sur l’association Cœur de Forêt qui était présente sur place. A cette époque, Cœur de Forêt avait mis en place un projet de reforestation en agroforesterie où plusieurs espèces endémiques se côtoient. 

Par ailleurs, à Pucalpa, un village Shipibos, une unité de distillation a été montée grâce à Cœur de Forêt permettant la distillation sur place. Cela a apporté de la valeur ajoutée aux Shipibos. 

Et puis, le parfumeur Michel Roudnitska (fils du célèbre Edmond Roudniska) a créé « Agua Shamanica » spécialement pour le village, contenant évidemment du piri-piri. Ayant partagé son savoir-faire sur la création du parfum, le parfum est vendu dans tout le pays assurant une autre source de revenus pour les Shipibos. Depuis 2020, c’est l’association Parfumeurs sans Frontières, dont fait également partie Michel Roudnitska et Stéphane, qui a repris le flambeau. 

Des filières opérationnelles et stables

Plusieurs filières ont été organisées par Stéphane et toutes les bonnes volontés qui l’entourent. 

Le santal australien s’appuie sur place sur l’entreprise privée Dutjhan Sandalwood Oils. La myrrhe omumbiri de Namibie est suivie par l’association de protection de l’environnement IRDNC, le gingembre bleu, quant à lui, est épaulé par l’association L’homme et l’Environnement et la vanille verte soutenue par Cœur de Forêt

Tant que la filière n’est pas garantie, le produit ne sera pas lancé. Cette volonté de se distinguer par un sourcing durable et éthique avec de belles matières à proposer est le fil conducteur de Stéphane.

Stéphane Piquart Le Sourceur
Stéphane Piquart – Credit Photo #DanielSerre (Jangal production videos et photos)

Choisir Le Sourceur, c’est le devenir soi-même

Jusque-là, Stéphane œuvrait pour le monde de la parfumerie, les matières sourcées ne passaient pas par la case grand public. C’est justement pour remédier à cela qu’il a créé la marque éponyme Le Sourceur afin de proposer ses merveilleuses matières à un plus grand nombre de personnes. 

Le Sourceur et son positionnement en aromachologie

Oublier le parfum comme outil de séduction un instant. Et remettre au cœur des odeurs une dimension plus intime, un retour à soi et à ses ressentis avec un seul objectif : sentir pour se sentir bien.

En proposant au public de l’authenticité et des odeurs puissantes, dont la source est contrôlée, Stéphane participe au développement de l’aromachologie. Il s’entoure d’aromachologues qui l’aide à travailler ses matières et définir leur champ d’action sur le psycho-émotionnel

Pour illustrer, Stéphane prend en exemple les agrumes et le santal. Les premiers sont pétillants, frais et colorés, ils redonnent de la joie tandis que le second invite davantage à la méditation (il est prouvé que le santal participe à la diminution du mouvement systolique, en gros il aide le cœur à se calmer pour une meilleure introspection et profonde tranquillité).

Les valeurs ajoutées de Le Sourceur

Le Sourceur propose des odeurs différentes : valeur ajoutée olfactive.

Il va chercher ses matières et en contrôle la source de production. Il s’assure constamment de l’éthique avec le soutien des ONG : valeur ajoutée environnementale.

Enfin, il travaille en direct avec les producteurs sans intermédiaire : valeur ajoutée rétribution/ financière

Choisir Le Sourceur, c’est un peu comme … le devenir soi-même !

Stéphane Piquart le Sourceur
Stéphane en barque vers de nouvelles aventures – Credit Photo #DanielSerre (Jangal production videos et photos)

La suite de l’histoire, c’est qu’il y en aura d’autres

Je pourrais encore écrire et écrire sur le sujet. J’ai écouté des podcasts (Tatousenti podcast et Fragrance Foundation podcast entre autres), de vidéos, j’ai des pages de notes, mais il faut bien conclure à un moment donné. Comme je l’évoquais, je suis allée à Nantes rencontrer Stéphane (je vous promets donc une vidéo). C’est un puits sans fin d’histoires. 

Je n’ai pas parlé de son rapprochement avec les producteurs français, du local et made in France. De l’ambivalence du monde de la parfumerie, du luxe et de ses petits producteurs qui sont une partie seulement de la chaîne. De la réalité du terrain aux niveaux économique, écologique, environnementale et politique car évidemment, tout n’est pas rose… Des solutions qui existent pour préserver les ressources et la déforestation. De la revalorisation des déchets de distillation ou encore des nouvelles pistes pensées pour proposer d’autres formes d’extraits aromatiques…. Bref, tant de sujets qui méritent que l’on s’y attarde.

Alors, la suite de l’histoire, c’est qu’il y en aura d’autres. 

Et au passage, Le Sourceur vient de lancer une lavande vraie et une sauge sclarée 100% made in France. Hâte de les découvrir 😉 

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4 Replies to “Le Sourceur et les matières premières”

  1. Magali Le Corvic dit : Répondre

    Merci pour ce bel article qui m’a fait voyager ! J’ai le plaisir de travailler avec les huiles essentielles Le Sourceur en atelier parfum et en olfactologie et chaque nouvelle matière première sourcée est toujours un délice olfactif à découvrir !

    1. Ma chère Mag, oui je confirme, un plaisir renouvelé à chaque fois, addictif ! Bisettes

  2. Superbe article, merci

    1. merci Mumu pour ta fidélité, bisous

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